Rapports non financiers des sociétés : the future is now et l’UE le sait (billet de notre auteur invité le professeur Ivan Tchotourian)

Ivan Tchotourian*

La Commission européenne a présenté le 16 avril 2013 une proposition de directive concernant la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes sociétés[1]. Cette initiative cherche à promouvoir l’émergence d’un cadre juridique concernant l’information extra-financière basé sur l’intégration, et ce, au cœur même des législations comptable et financière que la directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 vient d’amender. Dans cette initiative de la Commission, l’Union européenne confirme la nécessité d’instaurer une obligation de reporting extra-financier et contribue à l’émergence d’une régulation par l’information.

Le Parlement et le Conseil à l’unisson

Alors que les discussions ont été vives, le Parlement européen et le Conseil sont parvenus à un accord sur le sujet le 26 février 2014[2]. Encore plus récemment, ce projet a fait l’objet d’un très fort consensus au moment de sa présentation au vote du Parlement européen. En séance plénière du 15 avril 2014, le Parlement européen s’est prononcé à une large majorité (599 votes pour, 55 votes contre, 21 abstentions) en faveur de l’adoption de la directive. En résumé, tout semble indiquer que ce projet de la Commission européenne sera bientôt une directive !

La situation ne pouvait en rester là

Un traitement juridique de l’information extra-financière émerge à l’échelon communautaire apportant aux États membres de l’UE et à leurs entreprises des précisions qui faisaient jusqu’à présent défaut. Face au nombre croissant de sociétés qui publient des informations sociales et environnementales[3], des travaux contemporains établissent que la situation actuelle en matière de transparence extra-financière prête le flanc à de sérieuses critiques en raison des différences quantitatives et qualitatives observées[4]. À s’en tenir à des enquêtes récentes, celles-ci révèlent en effet la  grande disparité qui existe, l’incertitude du contenu des informations non financières et une insuffisance dans la qualité des informations divulguées (absence de comparabilité des données, difficile transparence des informations de nature négative et le peu d’investissements des entreprises dans le mécanisme d’assurance de telles données).

De quoi s’agit-il ?

Pour l’essentiel, la Commission entend amender et étoffer les exigences des articles 19 et 29 de la nouvelle directive comptable 2013/34/UE[5] qui traitent de la publication d’informations non financières de type environnemental, social, salarial et relatives aux droits de l’Homme. Cette information prendrait la forme d’une déclaration qui, dans chacun de ces domaines, devrait comprendre une description des politiques misent place, des résultats et des risques liés et la manière dont la société les gère. En droite ligne, il est proposé de modifier l’article 20 de la nouvelle directive 2013/34/UE[6] et de renforcer par ce biais la transparence en ce qui concerne la politique de diversité appliquée par les sociétés. Ces informations devraient figurer dans la déclaration sur le gouvernement d’entreprise et décrire les objectifs d’une telle politique, ses modalités de mise en œuvre et les résultats obtenus. En outre, l’objectif de pertinence, cohérence et comparabilité des données non financières publiées par les sociétés dans leur rapport annuel se voit concrétiser à travers un recours encouragé à des référentiels reconnus : Pacte mondial de l’ONU, principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme mettant en œuvre le cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations unies, principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, norme ISO 26000, déclaration de principes tripartites sur les entreprises multinationales et politique sociale de l’OIT et les normes de la GRI. Enfin, la Commission entend appuyer l’efficacité du reporting extra-financier sur un principe devenu traditionnel à l’échelon européen : le « publier ou s’expliquer ». La proposition prévoit ainsi qu’une société qui n’appliquerait pas de politique spécifique dans les domaines extra-financiers (qu’il s’agisse de ceux relatifs à l’environnement, au social et aux salariés ; au respect des droits de l’Homme, à la lutte contre la corruption, ou encore à la diversité au sein des organes décisionnels) serait tenue d’expliquer pourquoi.

Qu’en penser ?

Il fallait sans aucun doute aller de l’avant en matière de reporting extra-financier. Cela avait été écrit dès 1961 : « [The financial audit] is a one-sided state of affairs and belongs to the days when companies were small and public accountability was secured […] In an economy of big business there is a clearly as much need for a social as for a financial audit. »[7] Ce projet permet à l’Europe de se repositionner dans un domaine dans lequel elle était encore (trop ?) discrète. Non seulement cette initiative s’inscrit dans des positions politiques et réglementaires de nature convergente[8], mais encore ce projet met-il en place une vraie politique normative fondée sur l’intégration qui s’appuie sur ce qui est déjà fait en matière de promotion du long terme (ISR…) et amène l’entreprise à être perçue différemment. Sur le plan strictement juridique, n’oublions pas la conséquence de ce projet s’il était adopté (et il est en bonne voie répétons-le) : les entreprises vont sans doute rendre davantage de comptes sur le terrain de leur responsabilité juridique ! Le symbolisme du droit européen ne doit pas être négligé…

Néanmoins, demeurent de sérieuses interrogations : quel est le rôle du droit dans la définition de l’information extra-financière, dans le processus de standardisation et dans l’exactitude qu’il doit garantir ? Les professionnels participant à la chaîne de l’information auront-ils l’expertise adéquate ? Le principe de « publier ou s’expliquer » présente-t-il toutes les garanties ? Les facteurs culturels et nationaux seront-ils parfaitement appréhendés et maîtrisés par les instruments juridiques ? L’information mise à disposition des investisseurs préjuge-t-elle de l’utilisation qui va en être faite et du comportement des investisseurs sur le marché ? De belles questions et de la recherche en perspective !

 

*Ivan Tchotourian Professeur, Faculté de droit, Université Laval


[2] European Commission, « Disclosure of non-financial information by certain large companies: European Parliament and Council reach agreement on Commission proposal to improve transparency », Statement/14/29, Brussels, 26 February 2014.

[3] À l’échelle mondiale, une étude de Craib et PriceWaterhouseCoopers établit que 40 % des 600 plus grandes entreprises mondiales ont publié des données extra-financières en 2010, témoignant d’un accroissement de 9 % par rapport à l’année précédente (Craib and PriceWaterhouseCoopers, « CSR Trends 2010 », Toronto, Craib Design and Communications, 2010). Dans le même sens, l’étude de l’entreprise britannique CorporateRegister.com atteste que non seulement le nombre de reporting RSE a considérablement augmenté de 1992 à 2010, mais encore que le nombre d’entreprises publiant pour la première fois des informations non financières était passé de 500 à 1 000 entre 2006 et 2010 (CorporateRegister.com, « CSReporting awards’11. Experiences Stakeholders judge the World’s leading CR reports », London, CorporateRegister.com, 2011).

[4]CREM and Adelphi, « The State of Play in Sustainability Reporting in the European Union 2010 », K. Van Wensen et al. (Eds.), Final Report, January 2011 ; Centre for Strategy & Evaluation Services, « Disclosure of non-financial information by Companies », DG Internal Market and Services, Final Report, December 2011 ; ie School of Communication, Universita’ IULM and Cambridge judge Business School, « CSR Communication: Exploring European cross-national differences and tendencies », 2010.

[5]Ces articles correspondent aux anciens articles 46 de la directive 78/660/CEE et 36 de la directive 83/349/CEE.

[6]Cet article est l’ancien 46 bis de la directive 78/660/CEE.

[7]G. Goyder, « The Responsible Company », Oxford, Blackwells, 1961, cité dans S. Zadek, P. Pruzan and R. Evans, « Building Corporate Accountability », London and Sterling, Earthscan, 1997, spéc. p. 17.

[8] Voir le dossier consacré au « Rapports non financiers » sur le site Internet de la Commission européenne.

 

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