08
JUIL
2014

Le « comply or explain » (enfin !) détaillé : proposition de recommandation de l’UE (billet de notre auteur invité le professeur Ivan Tchotourian)

* Ivan Tchotourian

Depuis que le « comply or explain » (appliquer ou s’expliquer) a fait son entrée dans la législation de nombreux États membres en matière de gouvernance d’entreprise[1], il ne cesse d’intriguer. D’essence anglo-américaine, mais intégrée depuis quelques années dans les pays de tradition civiliste sous l’influence de l’Europe, cette règle comporte deux approches : une approche sur les règles qui prévaut aux États-Unis selon laquelle les entreprises doivent se conformer et une approche sur les principes qui est celle en Grande-Bretagne et en France, en Australie et au Canada et suivant laquelle les entreprises ont le choix de se conformer ou non tout en devant s’expliquer lorsqu’elles ne le font pas. L’approche promue par l’Union européenne – au travers de l’article 20 de la directive 2013/34/UE[2] – est donc une approche sur les principes. Les sociétés doivent respecter le code de gouvernance d’entreprise sur laquelle elles se basent et le faire savoir par le biais d’une déclaration figurant dans le rapport annuel de gestion. Cependant, les sociétés conservent la possibilité de déroger à ce code (sur un ou plusieurs aspects) à la condition d’indiquer, dans leur déclaration sur le gouvernement d’entreprise, les parties de ce code auxquelles elles dérogent et leurs raisons.

I – Du pour et du contre

Donnant de la flexibilité aux entreprises, cette approche est saluée par certains, car elle constituerait un puissant incitatif pour que les entreprises améliorent leurs pratiques volontaires[3]. En outre, la fourniture de déclarations de qualité sur les modalités du gouvernement d’entreprise permettrait aux sociétés de donner des informations utiles aux investisseurs susceptibles de faciliter leurs décisions d’investissement. Par ailleurs, de telles déclarations de sociétés renforceraient la confiance des investisseurs existants et amélioreraient la réputation des entreprises tout en leur conférant une plus grande légitimité aux yeux des parties prenantes et de la société dans son ensemble. Comme le résume parfaitement la Commission européenne, le « comply or explain » est devenu aujourd’hui un élément clé de la gouvernance des entreprises en Europe.

Toutefois, il n’en demeure pas moins que cette approche demeure un sujet de discorde pour les juristes[4] en raison de l’incompréhension qui entoure le « comply or explain » (notamment relativement à sa sanction)[5]. Dans le domaine de la mise en œuvre des codes de gouvernance d’entreprise, le « comply or explain » a d’ailleurs été l’objet d’un constat peu enviable de la Commission européenne dans son livre vert sur la gouvernance des entreprises publié en avril 2011. Il peut y être lu que : « L’étude précitée [de 2009] a mis en évidence des lacunes importantes dans l’application pratique du principe “comply or explain”, qui nuisent à l’efficacité du cadre de la gouvernance d’entreprise dans l’Union européenne et limitent l’utilité du système »[6]. En droite ligne, la Commission européenne a signalé récemment dans une étude d’impact de futures réformes à intervenir dans le domaine du droit des sociétés et de la gouvernance des entreprises que : « Des défaillances ont été constatées en ce qui concerne la qualité des rapports sur la gouvernance d’entreprise établis par des sociétés cotées dans l’UE, en particulier pour ce qui est des explications des écarts par rapport aux recommandations des codes de gouvernance d’entreprise. Dans plus de 60 % des cas où les entreprises ont décidé de ne pas appliquer les recommandations, elles n’ont pas fourni d’informations suffisantes. Lorsque l’entreprise ne satisfait pas de manière appropriée à ses obligations de déclaration, il est plus difficile pour les actionnaires de prendre des décisions d’investissement en connaissance de cause et de s’engager auprès de l’entreprise »[7]. Renforçant ce sentiment de méfiance, d’aucuns avertissent du risque sérieux que le « comply or explain » évolue dans un sens monosubjectif, persuasif, promotionnel et consacrant un « agir stratégique »[8]… pas moins que cela !

II – Les apports de l’initiative de la Commission européenne

Face à ce constat mitigé, nous ne pouvons qu’accueillir avec enthousiaste une des dernières initiatives de la Commission européenne en matière de gouvernance d’entreprise. Le 9 avril 2014, la Commission a présenté dans la lignée du Plan d’action qu’elle a diffusé en décembre 2012 une proposition de Recommandation sur la qualité de l’information sur la gouvernance d’entreprise[9]. Certes non obligatoire, le signal envoyé par l’Union européenne n’en est pas moins significatif sur ce que devrait dorénavant être une bonne politique de « comply or explain » de la part des entreprises. De plus, ce signal se traduit par un cadre général et une aide sur les orientations des sociétés relativement à leur déclaration sur la gouvernance. Or, quand on connaît la grande diversité qui caractérise les pays européens, on ne peut qu’approuver cette recommandation. L’objectif de cette recommandation a d’ailleurs été clairement énoncé par les instances européennes : « améliorer » les rapports sur la gouvernance d’entreprise des sociétés cotées. Une ambition qui mérite en tant que tel d’être relayée. Que propose finalement la Commission européenne pour améliorer la situation ? Pas de recette miracle, mais des préconisations de bon sens qui sont les suivantes :

  1. Étendre la portée de la déclaration : les sociétés devraient rendre compte de la manière dont elles se sont conformées aux codes applicables en ce qui concerne les aspects susceptibles d’être les plus importants pour les actionnaires (paragraphe 5)
  2. Améliorer l’accessibilité de l’information : les sociétés sont encouragées à mettre en ligne les informations contenues dans leurs déclarations (paragraphe 6)
  3. Faire preuve d’une grande pédagogie dans la fourniture des informations…
    1. … De conformité : « Les informations peuvent être présentées sous la forme d’une déclaration générale ou bien disposition par disposition, du moment qu’elles sont informatives et utiles aux actionnaires, aux investisseurs et aux autres parties prenantes. Les sociétés devraient éviter de faire des déclarations trop générales, qui pourraient ne pas couvrir certains aspects importants pour les actionnaires, ainsi que des déclarations dans lesquelles elles se contentent de cocher des cases et qui n’ont qu’une faible valeur informative. De même, elles devraient également éviter de fournir des informations trop longues, qui pourraient ne pas permettre une bonne lecture » (considérant 16).
    2. … D’explication en cas de dérogation : la Commission européenne explicite la philosophie de la Section III de la Recommandation qui est le cœur de son initiative dans les considérants 17 et 18 que nous reprenons ici. i« Il est très important que des informations appropriées sur les dérogations aux codes applicables et les raisons de ces dérogations soient communiquées, afin que les parties prenantes puissent prendre des décisions en connaissance de cause au sujet des sociétés. […] Les sociétés devraient clairement indiquer à quelles recommandations du code elles ont dérogé et, à chaque fois, fournir une explication concernant la manière dont la société y a dérogé, les raisons de cette dérogation, comment la décision de déroger à une recommandation a été prise, les limites dans le temps de la dérogation et les mesures qui ont été adoptées pour garantir que l’action de la société reste conforme aux objectifs de la recommandation et au code. Lorsqu’elles fournissent ces informations, les sociétés devraient éviter d’utiliser des formules toutes faites et mettre l’accent sur le contexte spécifique à la société qui explique la dérogation à une recommandation. Les explications devraient être structurées et présentées de telle manière qu’elles puissent être facilement comprises et utilisées. Il sera ainsi plus facile aux actionnaires d’engager un dialogue constructif avec la société ».
  4. Mettre en place un suivi efficace pour inciter les sociétés à se conformer à un code de gouvernement d’entreprise ou à expliquer le non-respect de ce code ((paragraphe 11)

 

Reste à savoir maintenant si cette proposition sera adoptée et de quelle manière elle sera mise en application par les premiers visés : les entreprises et les acteurs de la gouvernance d’entreprise.

À bientôt

*Professeur, Faculté de droit, Université Laval [10]


[1] Sur cette règle, cf. not. A. Couret, « The “Comply or explain” Principle: from a Simple Financial Markets Regulation to a Wide Method of Regulation », R.T.D.F., avril 2010, no 4, p. 4 ; I. MacNeil and X. Li, « “Comply or explain”: Market Discipline and Non-Compliance With the Combined Code », Corporate Governance: An International Review, 2006, Vol. 14, no 5, p. 486 ; E. Wymeersch, « Corporate Governance Codes and their Implementation », Working Paper, University of Gent Financial Law Institute, October 2006 ; E. Wymeersch, « The Corporate Governance “Codes of Conduct” between State and Private Law », Working Paper, University of Gent Financial Law Institute, July 2007 ; S. Goulding, L. Miles and A. Schall, « Judicial Enforcement of Extra-Legal Codes in UK and German Company Law », European Company and Financial Law Review, 2005, Vol. 1, no 1, p. 20 ; A. Belcher, « Regulation by the Market: The Case of the Cadbury Code and Compliance Statement », Journal of Business Law, 1995, p. 321.

[2] La directive 2006/43/CE qui avait instauré le « comply or explain » a été récemment modifiée par la directive comptable 2013/34/UE entrée en vigueur le 20 juillet 2013

[3] J. Salomon, « Corporate Governance and Accountability », England, Wiley, 2007.

[4] C. Malecki, « Quelques rencontres de la RSE et du droit des affaires sous des jours heureux et sous des jours ombrageux », dans Responsabilité sociale des entreprises : regards croisés Droit et Gestion, F.-G. Trébulle et O. Uzan (dir.), Paris, Économica, 2011, p. 261, spéc. p. 272 et s.

[5] À propos de l’incertitude de l’efficacité du « comply or explain », cf. S. Young, « Comply or Explain », dans Encyclopedia of Corporate Social Responsibility, S. O. Idowu, N. Capaldi, L. Zu and A. Das Gupta (Eds.), Berlin Heidelberg, Springer Verlag, 2013, p. 434.

[6] Commission européenne, « Livre vert : Le cadre de la gouvernance d’entreprise dans l’UE », COM(2011) 164 final, 5 avril 2011, spéc., p. 21.

[7] Commission européenne, « Document de travail des services de la Commission – Résumé de l’analyse d’impact accompagnant le document : Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2007/36/CE en vue de promouvoir l’engagement à long terme des actionnaires, et la directive 2013/34/UE en ce qui concerne certains éléments de la déclaration sur la gouvernance d’entreprise et Recommandation de la Commission sur la qualité de l’information sur la gouvernance d’entreprise (« appliquer ou expliquer ») », 0126 final, 9 avril 2014, spéc. p. 4.

[8] À propos de cette dénonciation du risque de transparence conformiste, cf. B. Fasterling et J.-C. Duhamel, « Le comply or explain : la transparence conformiste en droit des sociétés », R.I.D.E., 2009, no 2, t. XXIII, p. 129, spéc. p. 155, no 49.

[9] Commission européenne, « Recommandation sur la qualité de l’information sur la gouvernance d’entreprise (« appliquer ou expliquer ») », 2014/208/UE, 9 avril 2014 : JOUE L. 109/43 12 avril 2014.

[10] Une version plus réduite de ce billet a été publié sur le blogue « Gouvernance » animé par Jacques Grisé : http://jacquesgrisegouvernance.com/.

Dominique Mannella est inscrit au doctorat sous la direction du professeur Ivan Tchotourian. Dominique Mannella est titulaire d’un baccalauréat en droit, ainsi que d’un Master of Arts (M.A.) de l’Université de Dublin Trinity College (Irlande). Il a également complété des études de droit à l’Université de Montréal (Canada) et à l’Université de Bologne (Italie). Par ailleurs, il est titulaire d’une maîtrise en droit des valeurs mobilières et réglementation des marchés financiers américains et internationaux (LL.M.) obtenue au Georgetown University Law Center à Washington D.C. (États-Unis). Durant son baccalauréat, Dominique Mannella a réalisé un stage de recherche à l’Ambassade du Canada de Dublin et a collaboré à la revue de droit intitulée Trinity College Law Review. Il a également travaillé à l’U.S. Securities and Exchange Commission Division of Enforcement durant sa maîtrise, œuvrant principalement dans l’équipe chargée de détecter, d’enquêter et de faire sanctionner les infractions aux lois fédérales sur les valeurs mobilières. Dominique Mannella a pratiqué le droit en litige commercial dans les cabinets New-Yorkais Tosolini & Lamura LLP et Bracken Margolin Besunder LLP et a passé les examens du Barreau de New York en 2013. Membre du CÉDÉ, il mène ses recherches dans les domaines du blanchiment d’argent (sous un angle préventif) et de la gouvernance d’entreprise. Il travaille actuellement comme auxiliaire de recherche et d’enseignement pour le professeur Ivan Tchotourian et a à son actif plusieurs publications. Il s'est récemment vu remettre une prestigieuse bourse du Fonds pour l'éducation et la saine gouvernance de l'Autorité des marchés financiers ainsi qu'un stage pour la poursuite de ses études au doctorat.

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