12
DéC
2019

Données massives et droit de la concurrence : les fusions-acquisitions des plateformes numériques

Depuis quelques années, on constate la montée en puissance du secteur technologique. Cette ascension s’est accompagnée de grandes innovations et d’un élargissement du marché numérique qui repose, en majeure partie, sur la collecte des données : plus précisément les masses de données, mégadonnées ou le Big Data[1]. En plein essor, le Big Data est fréquemment appréhendé suivant les trois (3) critères ou les 3v : le volume, la variété et la vitesse. Ces caractéristiques se rejoignent et se recoupent entre elles, constituant le concept de mégadonnées. Parfois, pour une définition complète, une autre caractéristique intervient, le quatrième v, faisant référence à la valeur des données[2].

 

Conscientes du pouvoir des données, les plateformes numériques se regroupent, s’allient et ne cessent d’étendre leur emprise grâce à l’influence des données qu’elles collectent et analysent. Ceci suscite de plus en plus l’intérêt des autorités de la concurrence face à une domination qui résulte alors des opérations de fusions-acquisitions des entreprises numériques sur le marché[3].

 

Le secteur numérique a connu des regroupements motivés essentiellement par la collecte de données, et très médiatisés dans la dernière décennie. Parfois, ces regroupements constituent de simples alliances permettant par exemple un transfert de technologie. C’est le cas de l’alliance entre Google et Samsung qui met à la disposition de celle-ci son système d’exploitation Android. Il s’agit là d’un partage de technologie qui permet à Google d’étendre ses activités et d’acquérir plus de données, tandis qu’il détient déjà le quasi-monopole de la recherche sur Internet[4].

 

Ces regroupements peuvent avoir un plus grand impact et constituer de véritables fusions. Une entreprise A peut acquérir une part importante d’actifs de l’entreprise B et exercer un contrôle sur cette dernière. Nous pouvons désigner certaines plateformes de socialisation telles que Instagram ou WhatsApp qui sont à ce jour la propriété de Facebook. Avant cette opération, WhatsApp représentait une application mobile de communication rivalisant de près avec le « Messenger » de Facebook[5]. Plus récemment, nous pouvons évoquer l’absorption de la marque Nest, une entreprise de domotique, par Google donnant naissance à Google Nest, une marque unique[6].

 

Pourtant, au-delà de ces performances technologiques et économiques, l’envers du décor présuppose une fusion des masses de données collectées et analysées par les entreprises. En clair, ces regroupements génèrent une concentration des données entre les mains d’une « poignée d’entreprises »[7] numériques telles que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) leur conférant un meilleur contrôle de leurs activités et « un pouvoir de marché »[8].

 

En se fondant sur l’article 92 de la législation canadienne antitrust, sont proscrits « les fusions portant atteinte ou diminuant sensiblement la concurrence »[9]. Pour conclure qu’une fusion est anticoncurrentielle, une analyse prospective est effectuée afin de déterminer si « l’entité fusionnée sera en mesure d’exercer une puissance de marché, en élevant ses prix à un niveau supra concurrentiel et ce, avec profit »[10]. Alors que le marché s’élargit par « une synergie des données »[11], les nouveaux acteurs « ne possèdent pas le capital nécessaire » pour progresser et asseoir leur influence face aux géants du numérique. Pour les experts, l’absorption des « entreprises en démarrage » reste prévisible[12]. Par conséquent, l’intervention des mégadonnées dans l’économie impacte sans aucun doute le jeu de la concurrence. Il va sans dire que les possibilités offertes par un marché concurrentiel restent au fil du temps limitées pour les consommateurs.

 

En somme, l’ajustement de la politique de la concurrence à l’ère du numérique devient une nécessité. La question du démantèlement des grandes entreprises numériques est fréquemment évoquée. Cependant, nous ne devrions pas perdre de vue que les objectifs politiques qui sous-tendent la concurrence des États sur le marché international reposent essentiellement sur la performance et la domination technologiques[13].

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Vicky GIRARD, « Améliorer l’efficacité grâce aux mégadonnées et à l’Internet des objets », L’Information d’Affaires d’ici (22 janvier 2019), en ligne : <https://infodaffaires.com/ameliorer-lefficacite-grace-aux-megadonnees-et-a-linternet-des-objets/> .

[2] Godefroy Fraiture, Big Data et droit de la concurrence, mémoire, Belgique, Université de Liège, (2017) p. 9, en ligne : <https://matheo.uliege.be/bitstream/2268.2/2939/4/TFE_FRAITURE_Big%20Data2017.pdf>.

[3] BUREAU DE LA CONCURRENCE, Faits saillants du Forum des données du Bureau de la concurrence — Discuter de la politique en matière de concurrence à l’ère numérique, 2019, p. 4, en ligne : <https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/04492.html> .

[4] Nicholas CARLSON, « CHART OF THE DAY: Why Google Gives Away One Of Its Most Valuable Assets Away For Free », Business Insider, (30 décembre 2013), en ligne : <https://www.businessinsider.com/chart-why-google-gives-away-android-2013-12>.

[5] COMMISSION CE, Case M.7217 – Facebook/WhatsApp, Bruxelles, 2014, en ligne : <https://ec.europa.eu/competition/mergers/cases/decisions/m7217_20141003_20310_3962132_EN.pdf>.

[6] Stéphane RUSCHER, « Nest absorbé par Google : le vrai risque, c’est la perte de l’indépendance », FrAndroid, (8 février 2018), en ligne : <https://www.frandroid.com/produits-android/maison-connectee/487317_nest-absorbe-par-google-le-vrai-risque-cest-la-perte-de-lindependance>.

[7]  BUREAU DE LA CONCURRENCE, préc., note 3, p. 4.

[8] Conférence des nations unies sur le commerce et le développement, Questions de concurrence dans le contexte de l’économie numérique, 2019, par. 5, en ligne : <https://unctad.org/meetings/fr/SessionalDocuments/ciclpd54_fr.pdf>.

[9] Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34.

[10] Karounga Diawara, Droit de la concurrence : aspects théoriques et appliqués, Montréal (Québec), Éditions Yvon Blais, 2015, p. 355, en ligne : <http://ariane.ulaval.ca/cgi-bin/recherche.cgi?qu=a2537728>.

[11] GSMA, La politique de la concurrence à l’ère numérique, octobre 2015, p. 21, en ligne : <https://www.gsma.com/publicpolicy/wpcontent/uploads/2016/09/GSMA2015_Handbook_CompetitionPolicyInTheDigitalAge_French.pdf>.

[12] BUREAU DE LA CONCURRENCE, préc., note 3, p. 6.

[13] Laurent ALEXANDRE, « Le Pentagone bloquera le démantèlement des Gafa », L’express, (21 mai 2019), en ligne : <https://www.lexpress.fr/actualite/le-pentagone-bloquera-le-demantelement-des-gafa_2079131.html>.

Contribuer