08
AVR
2021

Fusion d’Air Canada et d’Air Transat : une transaction qui tombe à l’eau

Symbole planétaire de l’exotisme, du rêve et de la découverte de nouveaux horizons dans les dernières décennies, le secteur aérien est mis à mal depuis le début de la crise sanitaire. Au niveau mondial, les compagnies cumulent à ce jour des pertes de 370 milliards de dollars américains[1] et le nombre de passagers aériens qu’elles transportent annuellement est à son plus bas depuis 2003[2] . Malgré les temps incertains, Air Canada[3] vient tout juste de recevoir, en février dernier, l’aval du gouvernement fédéral pour finaliser l’achat d’un fleuron québécois, Transat A.T.[4]. Seule l’approbation de la transaction par la Commission européenne[5] ne restait encore en suspens à cette date. Toutefois, la fusion de ces deux compagnies suscite de vives critiques chez certains spécialistes et plusieurs questions restent nébuleuses. Suite à la vente, qu’adviendra-t-il du monopole d’Air Canada dans le marché aérien canadien? La transaction affectera-t-elle négativement la concurrence au Canada ou était-elle plutôt nécessaire pour assurer la survie d’Air Transat?

L’entente entre Air Canada et Transat A.T et l’acceptation conditionnelle du gouvernement

Annoncée en grande pompe en mai et juin 2019, l’entente initialement proposée par Air Canada et acceptée par le conseil d’administration d’Air Transat prévoyait l’acquisition du transporteur québécois pour une somme totalisant 520 millions de dollars[6]. En vertu de cet accord, Air Canada s’engageait à acheter la totalité des actions en circulation à 13$ l’unité[7]. Au mois d’août de la même année, pour assurer la coopération et une réponse favorable des actionnaires majoritaires à la transaction[8], Air Canada bonifiait sa proposition à 18$ l’action pour un montant équivalant à 720 millions de dollars[9]. Cette offre idyllique pour les parties prenantes de la société Transat n’aura malheureusement été que de courte durée. En raison du contexte sanitaire et de l’effondrement de la demande dans le transport aérien, l’entente actuelle, autorisée par le fédéral et les actionnaires d’Air Transat, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle ne se chiffre désormais qu’à 192 millions de dollars, soit un prix unitaire de 5$ par action[10].

En plus du prix à payer, le transporteur canadien doit aussi respecter plusieurs conditions strictes exigées par le gouvernement lors des négociations.  Pour que l’accord reste valide, Air Canada doit s’assurer de préserver le siège social d’Air Transat au Québec tout en maintenant sa marque de commerce intacte. Il doit subsidiairement préserver un minimum de 1500 emplois dans l’entité Transat et continuer à offrir ses services dans les deux langues officielles[11]. Par conséquent, le palier fédéral semble avoir fourni certains efforts pour éviter de voir le transporteur national engloutir entièrement l’essence et l’identité particulières de ce fleuron québécois.

La concurrence et le transport aérien

Le secteur du transport aérien canadien est un marché oligopolistique[12].  L’oligopole est défini comme étant « un marché à l’intérieur duquel un nombre restreint d’entreprises offre un bien ou un service à un grand nombre d’acheteurs »[13]. La concurrence est alors fortement affaiblie par la présence d’un petit nombre d’offreurs qui doivent tenir compte de la réaction de chacun des membres de l’oligopole [14].  Au bout du compte, ce sont souvent les consommateurs qui subissent les contrecoups de ce type de marché, le prix variant et augmentant alors au bon vouloir des entreprises dominantes. Le PDG de West jet[15] est d’ailleurs intransigeant sur ce point. Pour lui, la fusion des deux compagnies aura inéluctablement pour effet de diminuer le choix offert aux consommateurs et les tarifs en seront dès lors grandement affectés[16]. La fusion pourrait en effet permettre à Air Canada d’obtenir 60% à 100% du marché sur certains vols liant des destinations balnéaires et transatlantiques[17], ce qui permettrait à la société canadienne d’étendre et de raffermir sa domination.

Présentant de nombreux obstacles au regard de la concurrence, les marchés oligopolistiques sont surveillés de près par la Loi sur la concurrence[18]. L’essence même de cette loi fédérale est de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’efficience de l’économie canadienne et d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits[19]. Le Bureau de la concurrence dirigé par son commissaire[20] est l’organisme indépendant qui applique et exécute cette loi[21]. En matière de fusions, le Bureau ne chôme pas et veille à ce que les transactions n’empêchent pas ou ne diminuent pas sensiblement la concurrence[22] . S’il en vient à la conclusion qu’une fusion aura vraisemblablement pour effet de nuire à la concurrence, il peut demander au Tribunal de la concurrence une ordonnance pour empêcher, dissoudre ou modifier cette fusion[23].

Partant de ce principe, le commissaire a noté de graves atteintes à la concurrence dans le dossier impliquant Air Canada et Air Transat. Dans son rapport, il indique que la transaction pourrait mener à une diminution sensible de la concurrence en raison de l’élimination de la rivalité des deux transporteurs dans les zones de chevauchement de leurs réseaux[24]. Le commissaire conclut que 83 lignes seraient touchées par cette diminution[25] et que les passagers subiraient une réduction significative des voyages dans ces zones[26].

Lorsqu’une fusion touche à deux sociétés œuvrant dans le domaine du transport national comme en l’espèce, Le Tribunal de la concurrence n’est plus habileté à rendre de décision sur cette question[27]. En effet, un régime spécial prévu par la Loi sur les transports au Canada[28] affecte le transport par avion[29]. C’est donc le ministre des Transports qui doit, à l’aide d’un critère particulièrement vague de « l’intérêt public en matière de transports nationaux », déterminer l’impact de la fusion[30]. Si le ministre est d’avis qu’une transaction liée au réseau de transport est d’intérêt public, la transaction ne peut se faire sans l’approbation du gouverneur en conseil[31]. Incidemment, dans ces dossiers d’envergure comme celui d’Air Canada et d’Air Transat, le Bureau de la concurrence n’a qu’un rôle de conseiller auprès du ministre des Transports et doit l’assister tout au long du processus.  Il doit produire un rapport, comme nous l’avons vu auparavant, concernant les questions relatives à l’empêchement ou à la diminution de la concurrence[32].  Le ministre prend acte de ce rapport, mais peut toujours s’en écarter au nom de l’intérêt public, lorsqu’il demande au gouverneur en conseil d’autoriser ou d’interdire la transaction[33].

Dans cette affaire, le ministre a semblé vouloir faire primer l’intérêt public au détriment des observations du commissaire. Prenant en considération les difficultés financières importantes d’Air Transat en raison de la pandémie (qui pourrait l’obliger à arrêter toute exploitation, si elle continuait seule), il a affirmé que l’acquisition proposée engendrera de meilleurs résultats pour les travailleurs, les voyageurs en direction de l’Europe et les autres secteurs industriels liés au transport aérien[34]. Pour lui, cette fusion permettrait de stabiliser l’avenir de l’entreprise[35]. L’arrêt complet des opérations d’Air Transat pourrait en effet affecter tout autant la concurrence.

De plus, le ministre a mis de l’avant les engagements qu’Air Canada s’engageait à respecter pour répondre aux inquiétudes du Commissaire de la concurrence, soit des mesures visant à faciliter et encourager d’autres transporteurs aériens à reprendre les routes vers l’Europe[36]. Comme plusieurs spécialistes l’expriment, cette décision du ministre néglige l’impact de la fusion sur les destinations du Sud et sur la possible hausse de leurs tarifs, étant donné que les modalités proposées par Air Canada sont exclusives aux vols transatlantiques.

Nous pouvons donc constater que cette transaction divise le milieu. Même si la fusion risque de réduire la concurrence, certains experts s’entendent pour dire que la consolidation des deux entreprises est nécessaire pour rivaliser dans un marché où certaines compagnies aériennes offrent des vols à des prix dérisoires[37]. Nous pouvons penser à une compagnie comme Flair Airlines qui offre des vols à l’intérieur du Canada à des prix commençant à seulement 49$[38]. D’autres envisagent plutôt l’impact négatif sur les consommateurs québécois, étant donné que Transat obligeait les autres transporteurs à fournir des prix concurrentiels à l’égard de plusieurs liaisons aériennes et forfaits vacances vers les destinations Soleil[39].

En définitive, malgré l’approbation du gouvernement en février dernier et du clivage qu’aura suscité cette fusion au sein du milieu, la transaction n’aura finalement pas lieu. Dans son communiqué daté du 2 avril 2021, Air Canada a finalement fait savoir qu’elle abandonnait le projet. Craignant une augmentation des prix vers l’Europe en raison d’une baisse de concurrence sur plus de 33 liaisons, la Commission européenne semble insatisfaite des mesures correctives annoncées par Air Canada pour favoriser la concurrence et cette dernière n’est plus disposée à en fournir davantage[40]. Air Transat se retrouve donc à la case départ et évalue toutes ces options pour tenter de survivre. Une chose est claire, le fleuron québécois a besoin de financement pour traverser l’année.

[1] AGENCE FRANCE-PRESSE, « Le nombre de passagers a chuté de 60 % en 2020 », La Presse, 15 janvier 2021, [en ligne] https://www.lapresse.ca/affaires/2021-01-15/transport-aerien/le-nombre-de-passagers-a-chute-de-60-en-2020.php.

[2] Les compagnies aériennes ont enregistré une diminution de 60 % du nombre de passagers aérien en un an. En 2019, 4,5 milliards de personnes ont utilisé le transport aérien alors que ce chiffre a diminué jusqu’à 1,8 milliards pour l’année 2020. Voir à cet effet l’article précité à la note 1.

[3] Air Canada est le transporteur aérien national au Canada. Voir à cet effet le site officiel de la compagnie aérienne : https://www.aircanada.com/content/aircanada/ca/fr/aco/home/about/corporate-profile.html.

[4] TRUSSART, A., « Un risque pour la concurrence dans un contexte difficile », La Presse, 13 février 2021, [en ligne] https://www.lapresse.ca/affaires/2021-02-13/achat-de-transat-a-t-par-air-canada/un-risque-pour-la-concurrence-dans-un-contexte-difficile.php.

[5] La Commission européenne soutient le développement international, participe à la stratégie globale de l’UE et propose de nouvelles législations. Voir à cet effet le site officiel de la Commission : https://ec.europa.eu/info/about-european-commission/what-european-commission-does_fr.

[6] PRESSE CANADIENNE, « Air Canada acquiert Transat pour 520 millions $ », Les affaires, 27 juin 2019, [en ligne] https://www.lesaffaires.com/dossier/fusions-et-acquisitions-cap-sur-l-international/air-canada-acquiert-transat-pour-520-millions-/611179.

[7] RADIO CANADA, « Transat AT accepte l’offre d’achat d’Air Canada », Radio Canada, 27 juin 2019, [en ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1201038/air-canada-transat-at-fusion-aviation-transport.

[8] En effet, même si la transaction fut acceptée par le conseil d’administration, les deux tiers des actionnaires devaient subsidiairement voter en faveur de l’entente. Parmi les actionnaires principaux, nous retrouvons Letko, Brosseaux et associés qui s’était fermement opposé à l’offre initiale de 13$ l’action. Voir à cet effet : PRESSE CANADIENNE, « Vente de Transat: Air Canada bonifie son offre à 18$ par action », Le Soleil, 11 août 2019, [en ligne] https://www.lesoleil.com/affaires/vente-de-transat-air-canada-bonifie-son-offre-a-18-par-action-9b61127cc6f53a47e5453ee3422fb9dd.

[9] PRESSE CANDIENNE, préc., note 8.

[10] DESJARDINS, F., « Les actionnaires approuvent l’entente révisée avec Air Canada », Le Devoir, 16 décembre 2020, [en ligne] https://www.ledevoir.com/economie/591753/transport-aerien-les-actionnaires-de-transat-approuvent-l-entente-revisee-avec-air-canada.

[11] TRUSSART, A., préc., note 4.

[12] 2 principales compagnies occupent le marché : Air Canada et West Jet. Air Transat est aussi considéré comme un grand joueur subsidiaire. Voir à cet effet : https://www.erudit.org/fr/revues/ae/2011-v87-n3-ae0112/1009278ar.pdf.

[13] Charlaine BOUCHARD, Droit et pratique de l’entreprise, Tome II : Fonds d’entreprise, concurrence et distribution, 2e éd., coll. « CÉDÉ », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, par. 204. Voir aussi : Karounga DIAWARA, Droit de la concurrence – Aspects théoriques et appliqués, coll. « CÉDÉ », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2015, p. 42.

[14]  Charlaine BOUCHARD, préc., note 13, note de bas de page 514.

[15] West Jet est une autre compagnie aérienne importante du Canada.

[16] TRUSSART, A., préc., note 4.

[17]AGENCE QMI, « Achat de Transat: Air Canada aura presque 60% des sièges entre Montréal, Paris et Londres », Le Journal de Montréal, 12 décembre 2020, [en ligne] https://www.journaldemontreal.com/2020/12/12/achat-de-transat-air-canada-aura-presque-60–des-sieges-entre-montreal-paris-et-londres-1, LAROUCHE, P., « Le ministre des Transports sacrifie les destinations soleil », La Presse, 3 mars 2021, [en ligne] https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2021-03-03/transaction-air-canada-air-transat/le-ministre-des-transports-sacrifie-les-destinations-soleil.php.

[18] L.R.C. 1985, c. C-34.

[19] Id., art. 1.1.

[20] Id., Art. 7 (1).

[21] BUREAU DE LA CONCURRENCE, Mémoire du Bureau de la concurrence présenté dans le cadre de la table ronde du Comité de la concurrence de l’OCDE sur les solutions aux problèmes que posent les marchés oligopolistiques, 2015, point 1 (introduction), [en ligne] https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03937.html.

[22] Loi sur la concurrence, préc., note 18, art. 92 (1).

[23] Loi sur la concurrence, préc., note 18, art. 92 (1), BUREAU DE LA CONCURRENCE, Examen des fusions, [en ligne] https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/h_00114.html.

[24] BUREAU DE LA CONCURRENCE, Rapport présenté au ministre des Transports et aux parties à la transaction aux termes du paragraphe 53.2(2) de la Loi sur les transports au Canada, 27 mars 2020, sommaire, [en ligne] https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/04522.html#sec05.

[25] Nous parlons ici des destinations autant soleils que transatlantiques. Voir à cet effet : BUREAU DE LA CONCURRENCE, préc., note 24, sommaire.

[26] Id., sommaire.

[27] Loi sur la concurrence, préc., note 18, art. 94 c) et Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 53.2 (7) LT.

[28] Loi sur les transports au Canada, préc., note 27.

[29] Le régime spécial pour le transport national est prévu aux art. 53.1 à 53.6 LTC.

[30] Loi sur les transports au Canada, préc., note 27, art. 53.1 (4).

[31] Id., art. 53.2 (1).

[32] Loi sur les transports au Canada, préc., note 27, art. 53.2 (4).

[33] Id., art. 53.2 (4) à 53.2 (7).

[34] TRANSPORTS CANADA, Le gouvernement du Canada approuve l’acquisition proposée de Transat A.T. inc. par Air Canada, 11 février 2021, [en ligne] https://www.canada.ca/fr/transports-canada/nouvelles/2021/02/le-gouvernement-du-canada-approuve-lacquisition-proposee-de-transat-at-inc-par-air-canada.html.

[35] Id.

[36] Nous pouvons penser à des cessions de créneaux horaires dans des aéroports très achalandés ou encore des accords d’intégration d’horaires et tarifs. Voir à cet effet : LAROUCHE, P., préc., note 17.

[37] TRUSSART, A., préc., note 4.

[38] RADIO-CANADA, « Le transporteur aérien à bas prix Flair Airlines à la conquête de Montréal », Radio-Canada, 30 mars 2021, [en ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1781229/flair-airlines-vols-avion-transport-alberta-pandemie.

[39] GIRARD, M., « Transat désormais sous l’aile d’Air Canada », le Journal de Montréal, 16 décembre 2020, [en ligne] https://www.journaldemontreal.com/2020/12/16/transat-desormais-sous-laile-dair-canada.

[40] DUFOUR, R., « La voie s’ouvre devant Pierre Karl Péladeau et d’autres prétendants », La Presse, 3 avril 2021, [en ligne] https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/2021-04-03/air-canada-renonce-a-transat/la-voie-s-ouvre-devant-pierre-karl-peladeau-et-d-autres-pretendants.php.

Émilio De Angelis est étudiant en troisième année au baccalauréat en droit de l'Université Laval. Il s'implique à titre de bénévole pour le comité Pro Bono - Section Université Laval où il participe plus particulièrement au projet du CÉDÉ. Il s'intéresse au droit des affaires en général.

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