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DéC
2015

La transition forcée des sociétés par actions certifiées B-Corp en Benefit Croporation : le pari risqué de B Lab

Fondée le 5 juillet 2006, l’ONG B Lab s’est lancé comme défi de contribuer à l’émergence d’un nouveau mode de gouvernance d’entreprise où les dirigeants ne seraient plus en compétition pour être « les meilleurs au monde », mais pour être « les meilleurs pour le monde ». Pour atteindre cet objectif, B Lab a mis sur pied un mode d’évaluation permettant d’identifier les entreprises qui adhèrent à sa vision de la responsabilité sociale des entreprises. Cela mena à la première certification d’entreprise labellisée B-Corp le 1er juin 2007. Pour être certifiées B-Corp, les entreprises doivent se soumettre à une évaluation, le B Impact Assessment, qui mène à une notation, le B Impact Report, cote de la performance de l’entreprise en matière de relations de travail, de relations avec la communauté, d’environnement et de gouvernance. Le B Impact Report donne un résultat global sur une échelle de notation de 200 points et, pour maintenir sa certification B-Corp, une entreprise doit maintenir une note supérieure à 80 points[1].

 

Dans le cadre de la démarche de B Lab, certains adhérents à la certification B-Corp ont rapidement pris conscience que l’interprétation légale de l’obligation fiduciaire des administrateurs d’agir dans l’intérêt de la société par actions pouvait constituer un obstacle à l’établissement d’une gouvernance d’entreprise socialement responsable. Effectivement, la tradition jurisprudentielle américaine tend vers une interprétation restrictive de l’intérêt de la société par actions qui favorise la primauté de l’intérêt de l’actionnaire.[2] Ainsi, il est raisonnable de croire qu’un administrateur qui s’écarte significativement de la doctrine de la primauté de l’intérêt de l’actionnaire par son adhésion à une vision sociale de la société par actions s’expose à certains risques. C’est pourquoi, en 2008, des sympathisants à la démarche de B Lab tentèrent sans succès de faire adopter en Californie un élargissement de l’obligation fiduciaire des administrateurs de société par actions afin que ces derniers puissent prendre en compte l’intérêt des parties prenantes à sans risque de poursuite.[3]

 

De cette démarche infructueuse est née l’idée de créer la Benefit Corporation, nouveau véhicule corporatif qui obligerait les administrateurs à veiller simultanément à l’intérêt des actionnaires et au bénéfice public général, tout en publiant périodiquement un rapport d’impact social[4]. Au tournant de l’année 2010, le Maryland est devenu le premier État à adopter une législation permettant d’enregistrer une entreprise sous la forme de Benefit Corporation[5]. Cela dit, c’est en 2013, par l’adoption d’une législation permettant d’enregistrer une entreprise sous la forme de Benefit Corporation au Delaware[6], que l’intérêt pour ce véhicule corporatif a cru[7]. Cela s’explique notamment par le fait que cet État est le lieu d’enregistrement de plus de 50% des entreprises inscrites en bourse[8]. Il est aujourd’hui possible de choisir la Benefit Corporation comme structure légale d’entreprise dans 31 États des États-Unis[9].

 

À l’heure actuelle, il y plus de 1400 entreprises qui ont obtenu la certification volontaire B-Corp[10] et environ 1200 entreprises ont choisi le statut légal de Benefit Corportaion [11]. Il est cependant important de comprendre que la norme volontaire B-Corp et la structure légale Benefit Croporation sont deux choses distinctes. Ainsi, il est possible d’être une Benefit Corporation qui n’a pas la certification B-Corp et, à l’origine, il n’était pas nécessaire d’être une Benefit Corportaion pour obtenir la certification volontaire B-Corp. Dans son désir de favoriser l’implantation d’une gouvernance socialement responsable et fort du succès de l’implantation de la Benefit Corporation dans différentes législatures des États-Unis, B Lab exige désormais des compagnies qui désirent obtenir ou maintenir la certification volontaire B-Corp qu’elles adoptent la forme corporative de Benefit Croporation[12]. Les compagnies qui désirent obtenir ou maintenir la certification volontaire B-Corp doivent alors effectuer une transition vers la Benefit Corporation avant la plus tardive des deux échéances suivantes, soit la date représentant le quatrième anniversaire de la mise en vigueur de la législation permettant d’enregistrer une entreprise sous la forme de Benefit Corporation, soit la date représentant le deuxième anniversaire de l’émission de la certification B-Corp d’une entreprise.[13]

 

Cette exigence de changement de statut légal peut représenter un défi de taille notamment pour les sociétés par actions négociées en bourse et pour les multinationales intéressées par la certification volontaire B-Corp. Cela pourrait potentiellement freiner l’engouement pour la certification volontaire B-Corp et pour l’adhésion au véhicule corporatif qu’est la Benefit Corporation. Pour illustrer ce qui précède, nous exposerons successivement l’exemple de la préservation de la certification B-Corp d’Etsy et l’exemple du désir d’Unilever d’être certifié B-Corp.

 

Etsy est un site web permettant de mettre en lien des artisans et des vendeurs de biens vintage avec des acheteurs des quatre coins de la planète. Etsy est une société par actions enregistrée au Delaware et a obtenu sa certification volontaire B-Corp en mai 2012[14]. Ayant une bonne croissance et une bonne notoriété, Etsy a fait un premier appel public à l’épargne qui lui a permis de lever 267M$ en capitaux en avril 2015.[15] Or, comme la loi permettant l’enregistrement des Benefit Corporations au Delaware est entrée en vigueur le 1er août 2013, Etsy doit, si elle veut préserver sa certification B-Corp, délaisser sa forme corporative de société par actions pour devenir une Benefit Corporation avant le 1er août 2017.[16] Pour se faire, Etsy devra, en plus d’obtenir l’approbation de son conseil d’administration, demander l’appui de 90% de ses actionnaires.[17] Le seuil d’approbation des actionnaires demandé pour faire une transition de forme corporative est relativement élevé et pourrait faire échouer le processus. De plus, lors du premier appel public à l’épargne d’Etsy, le PDG a affirmé au New York Times que la société par actions n’avait pas de plan de transition corporatif vers la Benefit Corporation. Si Etsy ne devient pas une Benefit Corporation au 1er août 2017, cela pourrait signifier la fin sa certification B-Corp.[18] Également, B Lab perdrait une de ses premières entreprises certifiées à avoir fait un appel public à l’épargne. Il s’agit d’un risque mutuel tant pour Etsy que pour B Lab. Le message que cela pourrait envoyer sur les marchés est qu’il est, à première vue, incompatible d’avoir à la fois une gouvernance socialement responsable, comme celle offerte par la Benefit Corporation ou la certification B-Corp, et une présence sur le marché des capitaux financiers.

 

En ce qui a trait à Unilever, elle cette dernière est la troisième plus grosse compagnie de biens de consommations au monde en terme de ventes et son PDG, Paul Polman, est un leader en matière de responsabilité sociale de l’entreprise.[19] Unilever a déjà un plan de développement durable ayant comme objectif de doubler la taille de l’entreprise tout en réduisant son empreinte environnementale et en accroissant son impact social positif d’ici 2020.[20] L’entreprise mesure déjà son impact social de différentes façons. Elle possède également depuis l’an 2000 la compagnie de crème glacée Ben & Jerry’s, une entreprise qui est certifiée B-Corp depuis 2012.[21]

 

En 2015 Paul Polman a témoigné de son intérêt pour la certification B-Corp en marge du Forum économique de Davos.[22] La certification d’une entreprise de cette taille constitue un défi colossal. Dans ce contexte, l’obligation que pourraient rencontrer certaines filiales de changer leur structure corporative en Benefit Corporation pourrait être un obstacle à la certification B-Corp d’une entreprise de la taille d’Unilever.

 

En septembre 2015, B Lab a mis sur pied le Multinationals and Public Markets Advisory Council. Il s’agit d’un comité chargé d’étudier les obstacles systémiques, institutionnels et pratiques qui rendent difficiles la qualification et l’évaluation des multinationales et des entreprises cotées en bourse qui désirent obtenir la certification B-Corp.[23] Unilever siègera sur ce comité dont la composition sera dévoilée au début de 2016 et les conclusions de ce comité seront attendues pour la fin de l’année 2017.[24] Il sera alors intéressant de voir si B Lab maintiendra son obligation d’adopter la forme corporative de Benefit Corporation pour être certifié B-Corp. B Lab devra alors choisir entre une approche plus inclusive et accessible lui permettant d’étendre sa mission en intégrant de gros joueurs comme Unilever et une approche davantage restrictive et intègre forçant les adhérents à souscrire aux meilleurs outils légaux possibles pour préserver l’idéal de gouvernance socialement responsable mise de l’avant par la certification B-Corp. Compte tenu de l’engouement existant pour la gouvernance socialement responsable, et plus particulièrement pour celle entourant la certification B-Corp et le véhicule corporatif de Benefit Corporation, il s’agira d’un dossier à suivre au cours des prochaines années.



[1] Honeyman, Ryan. The B Corp Handbook: How to Use Business as a Force for Good. Berrett-Koehler Publishers, 2014.

[2] Dodge v. Ford Motor Company, 170 NW 668 (Mich 1919) ; Revlon, Inc. v. MacAndrews & Forbes Holdings, Inc., 506 A.2d 173 (Del. 1986) ; eBay Domestic Holdings, Inc. v. Newmark,, C.A. No. 3705-CC, (Del. 2010).

[3] B Lab, « Our History » (Consulté le 18 décembre 2015), https://www.bcorporation.net/what-are-b-corps/the-non-profit-behind-b-corps/our-history ; Neetal « Interview: Jonathan Storper, Partner at Hanson Bridgett LLP and Involved in Passage of CA Benefit Corporation Legislation » (13 mars 2013) http://www.innov8social.com/2013/03/interview-jonathan-storper-partner-at;  Californie, Assembly Bill 2944, 6 mai 2008,  ftp://www.leginfo.ca.gov/pub/07-08/bill/asm/ab_2901-2950/ab_2944_cfa_20080507_174016_asm_floor.html.

[4] B Lab, « What is a Benefit Corporation? » (Consulté le 18 décembre 2015),  http://benefitcorp.net/what-is-a-benefit-corporation; Ivan Tchotourian et Jérôme Turcotte, « Le droit des sociétés au service d’une gouvernance d’entreprise sociétalement responsable ? Incertitudes sur les conséquences de l’adoption de la Benefit Corporation », La Revue des Sciences de Gestion, article soumis juillet 2015, 20 pages ; Ivan Tchotourian, Devoir de prudence et de diligence des administrateurs et RSE : approche comparative et prospective, Cowansville, Yvon Blais, 2014, p.194 à 201.

[5] B Lab, Supra, note 3 ;  Md. Code, Corps. & Ass’ns § 5–6C–01 et s.

[6] L’obligation de rendre le rapport d’impact social disponible au public n’existe pas au Delaware.

[7] B Lab, Supra, note 3 ;  Del. Code tit. 8, § 361 et s.

[8] State of Delaware Department of State Division of corporations, « About Agency », (Consulté le 18 décembre 2015),  http://www.corp.delaware.gov/aboutagency.shtml.

[9] B Lab, « State by State Status of Legislation » (Consulté le 18 décembre 2015) http://benefitcorp.net/policymakers/state-by-state-status.

[10] B Lab, (Consulté le 18 décembre 2015), https://www.bcorporation.net/,

[11] B Lab, « General Questions », (Consulté le 18 décembre 2015) http://benefitcorp.net/faq;

[12] L’exigence énoncé dans cette phrase n’existe cependant que si une telle législation est disponible au lieu d’enregistrement de la compagnie.

[14] B lab, « Etsy », (Consulté le 18 décembre 2015) https://www.bcorporation.net/community/etsy

[15] Leslie Picker, « Etsy Surges in Debut After Craft Marketplace’s $267 Million IPO », (16 avril 2015)  http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-04-15/etsy-said-to-raise-267-million-pricing-ipo-at-top-of-range

[16] B lab, « How to Become a Delaware Public Benefit Corporation »,  (Consulté le 18 décembre 2015) http://benefitcorp.net/sites/default/files/documents/How_to_Become_a_DE_Public_Benefit_Corporation_Charter_Amendment.pdf

[17]  Leslie A. Keil et Natalie N. Wilson, « Etsy’s IPO – A New Step For the B Corp Community? », (13 mars 2015) http://www.hansonbridgett.com/Publications/articles/2015-03-sustainable-etsy-ipo.aspx

[18] Hiroko Tabuchi, « Etsy I.P.O. Tests Pledge to Balance Social Mission and Profit », (16 avril 2015) http://www.nytimes.com/2015/04/17/business/dealbook/etsy-ipo-tests-pledge-to-emphasize-social-mission-over-profit.html

[19]  Scheherazade Daneshkhu et David Oakley, « Paul Polman’s socially responsible Unilever falls short on growth », (9 février 2015), http://www.ft.com/cms/s/0/7c79452e-ae5c-11e4-8188-00144feab7de.html#axzz3v0rZJLKc.

[20]  Unilever, « Sustainable Living », (Consulté le 18 décembre 2015) https://www.unilever.com/sustainable-living/.

[21] B lab, « Ben and Jerry’s », (Consulté le 18 décembre 2015)  https://www.bcorporation.net/community/ben-and-jerrys

[22] Jo Confino, « Will Unilever become the world’s largest publicly traded B corp? », (23 janvier 2015) http://www.theguardian.com/sustainable-business/2015/jan/23/benefit-corporations-bcorps-business-social-responsibility.

[23] B lab (efreeburg), « Unilever, Multinationals, and the B Corp Movement », (29 septembre 2015) https://www.bcorporation.net/blog/unilever-multinationals-and-the-b-corp-movement

Jérôme Turcotte est avocat et effectue actuellement un doctorat en droit au Centre d'études en droit économique de l'Université Laval. Ses intérêts portent sur la gouvernance d'entreprise et la corruption de ses agents. Avant d’effectuer un retour aux études, Jérôme a fait son stage du Barreau chez Fasken Martineau DuMoulin s.e.n.c.r.l. puis a travaillé au démarrage d'un bureau de la Clinique juridique « Juripop », organisme offrant des services juridiques à ceux qui n'ont pas les moyens d'avoir accès à la justice. Il est titulaire d'un baccalauréat en droit ainsi que d'un MBA de l'Université de Sherbrooke. Jérôme a également effectué le European Master in Law and Economics, maîtrise internationale, interculturelle et interdisciplinaire qui lui a permis d'étudier l’analyse économique du droit en Italie, en Allemagne et en Inde. Passionné de politique, Jérôme est activement engagé à favoriser la participation citoyenne au sein des structures démocratiques québécoise.

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